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Cabu - photo : AFP/ Joel Saget |
Ces équilibristes de l’actualité sont une centaine en France. Et ils défendent le dessin éditorial comme un traitement journalistique à part entière. Le dessinateur n’est pas un artiste échevelé qui suçote son crayon en levant les yeux au ciel entre deux fulgurances inspirées.
Le dessinateur Antonelli (Marianne, Le Monde, Le Point...) pointe une certaine méconnaissance de leur métier jusque dans les journaux : « Des rédacteurs me proposaient parfois des idées. Je les dessinais pour leur montrer que le visuel et les mots sont deux travails très différents. Et bien souvent, ils voyaient qu'elles étaient redondantes avec leur papier. Le rôle du dessinateur, c’est de trouver une idée originale, imaginative, créative. On fait croire aux gens que les choses nous sont faciles… Mais c’est très dur. »
Si certains s’amusent à gribouiller un croquis pendant une conférence de rédaction « pour faire rager les rédacteurs qui s’échinent sur leur papier » disait Cabu, leur travail est caché. Ils lisent (beaucoup), écoutent la radio, se documentent. Et ils dessinent quotidiennement, parfois à un rythme soutenu, souvent dans l’urgence. « En PQR, c’est du flux tendu. On travaille le soir et jusque tard dans la nuit. J’avais 1 heure ou 2 pour boucler un dessin, » se rappelle Ascensi, dessinateur pour La Charente libre et Sud Ouest. "Le dessinateur de presse est un sprinteur de l’info", précise Delestre, journaliste-dessinateur à l’Est Républicain.
La vraie difficulté du dessin de presse est invisible : repousser les limites graphiques et esthétiques en gardant une lisibilité immédiate. Le dessin de presse est structuré, c’est un travail de communication. Il faut créer et organiser des personnages, un décor, une parabole pour amener le lecteur à la compréhension du dessin, confient les dessinateurs. "C'est une pièce de théâtre que l'on imagine, monte et joue tous les soirs, montre en main," analyse Delestre.
Plusieurs dessinateurs expliquent que leur but ultime, c'est le dessin qui n'a pas besoin de mots, le coup de crayon assez fort pour renvoyer à une réflexion en deux traits, sans aucune bulle. Un exercice extrêmement difficile, qu'ils réussissent rarement. C'est généralement ces dessins-là que l'on garde en mémoire et l'une de leur force est de traverser les frontières. Un bon dessin est polyglotte.
Pour autant, les dessinateurs ont souvent une maîtrise remarquable de la langue. Sur un sujet d'actualité, ils savent télescoper deux mots, une expression, pour mettre en exergue leur croquis. "Un vrai dessinateur, on le reconnaît au premier coup d'oeil, m'explique un dessinateur octogénaire. Il a un style, un trait personnel, un choix de traitement bien particulier. Et quand vous regardez bien, aujourd'hui, ils ne sont pas si nombreux." Charb, Cabu, Wolinsky, sont de ceux-là.
Le dessin a besoin d’aspérités, pour exister : « Une bonne caricature, c’est une charge, pas nécessairement extrémiste, mais qui ne supporte pas la mollesse, » estime l’historien de la politique et de l’image Christian Delporte.
Jusqu'où peut-on mener la charge ? La question a été largement évoquée ces dernières années et a longtemps divisé la profession comme les lecteurs. Un dessinateur m'a répondu : "Sur mon blog, je publie ce que je veux. Il y a d’abord la notion de convictions personnelles : est-ce qu’on souhaite vraiment en rajouter une couche sur un politique en difficulté, alors qu’on l’aime bien ? Ca, ça renvoie à l’objectivité journalistique. Il y a ensuite les convictions personnelles."
Oui, affirme-t-il, la presse doit garder sa liberté d’expression."Mais personnellement, je ne dessinerai pas Allah pour ne pas froisser gratuitement des millions de musulmans. Si la liberté d’expression est menacée en France, je la défendrai. Je signerai pour un confrère. Mais tant qu’on l’a, faut-il en abuser ? Ca renvoie aux convictions personnelles de chacun. On fait ses propres arbitrages. Le dessin renvoie vraiment à sa propre morale. Le politiquement correct a pris du galon. Si ça limite les blessures à l’égard des minorités, c’est positif." Mais il pointe sa dérive : " Croire que ne pas être politiquement correct, c’est de l’agression. Or l’humour joue souvent sur la pique. Il faut se rappeler que dans l’humour, la question de l’intention est centrale. Est-ce que vos intentions sont claires pour le public ? Voyez l’affaire Dieudonné. Son public l’a comparé à Desproges. Or, les intentions de Desproges étaient limpides, sa liberté était donc bien plus grande, contrairement à Dieudonné."
L’interprétation d’un dessin est diverse. Et parfois avariée. La principale difficulté est de réaliser un dessin qui sera interprété de la façon dont l’auteur l’a pensé. Afin d’être compris de la majorité des lecteurs, les auteurs recourent à des symboles communs. Avec le risque d’effets secondaires indésirables. « On est vite accusé d’exploiter les stéréotypes. Oui, pour dessiner une femme, on lui fait des seins. On sait bien que toutes les femmes n’ont pas une poitrine plantureuse. Mais ça nous permet de rendre les personnages identifiables au premier coup d’œil » explique Aurel. Travaillant pour la presse depuis 2003, le jeune dessinateur sent une crise de l’humour.
Pour Na !, dessinateur depuis 20 ans, la susceptibilité de chaque groupe social s’est développé. « Un rédacteur en chef m’avait commandé un dessin assez cru : un patron, en position fâcheuse avec sa secrétaire. Une bulle disait « tant que je sens tes dents, t’auras pas d’augmentation ». Une association féministe nous est tombé sur le râble. Mais nous ne défendions en aucun cas ce genre de pratique ! Ce n’est pas parce qu’on montre ce qui existe qu’on le cautionne. »
« Le manque de temps et de moyens nous pousse aussi à passer par les stéréotypes, précise Monsieur Kak, dessinateur depuis 18 ans pour le Film Français. Techniquement, si on vous demande un dessin en noir et blanc et que vous devez représenter une personne noire, il faut énormément de travail pour réussir sa profondeur de couleur et ne pas tomber dans une caricature échappée de Tintin au Congo. Le travail, ça demande du temps. » Et les rédactions leur en laissent de moins en moins, car le temps, c'est de l'argent.
Cette subjectivité voulue, cet humour, offrent aux lecteurs une prise de recul bénéfique. En analysant et valorisant les informations, le dessinateur apporte un autre regard, percutant et synthétique, sur l’actualité. Tous les dessinateurs interrogés le revendiquent : le dessin permet d’aborder des sujets graves sans être frontal. Et pour le sociologue des médias Jean-Marie Charon, le dessin est presque plus honnête qu’une photo : « Il n’y a pas de doute que c’est un point de vue, clairement assumé. »
Ce point de vue assumé dérange et s’il est peu goûté par les ligues de vertus et les chefs d’Etat, le dessin de presse énerve aussi dans les rédactions. Cardon entendit un jour, dans les couloirs du Canard Enchaîné : « Cardon ? Il ne fait pas vendre. »
Vendre… le maître-mot est lâché. Si les fans du dessin conservent religieusement les Unes du New Yorker ou le numéro spécial du Monde consacré aux 40 ans de Plantu, tous les lecteurs ne manifestent pas la même piété. « Le directeur artistique de Libération a avoué, un peu désolé, que lorsque Willhem dessine la Une, les ventes baissent » se souvient Guillaume Doizy, spécialiste de la caricature. Alors les dessins disparaîssent, peu à peu, remplacés par des photos. Elle est bien loin, l’époque où le patron de presse Marcel Dassault se réjouissait de publier Jacques Faizant, Kiraz, Coq et Vigno dans Le Figaro et Jours de France. Son fils Serge, moins esthète, n’a toujours pas remplacé Faizant dans les colonnes du Figaro. Antonelli note aussi un changement de mentalité chez les directeurs artistiques : « Ils sont moins exigeants. Il y a un manque de profondeur, de culture de l'information. »
A L'Est Républicain, Delestre suit les conférences de rédaction s’il le souhaite, mais tous n’ont pas cette chance : même au Canard Enchaîné, les dessinateurs n’y sont pas conviés. « Nous sommes un peu la dernière roue du carrosse. Même si je fais partie du corpus journalistique des médias pour lesquels je travaille, je suis rattaché à la direction artistique. Et c’est très symbolique, » rapporte Aurel, dessinateur pour Le Monde et Libération.
Auteur du site Le Dessin de la Semaine et dessinateur invité du figaro.fr, Olivier Ménégol a eu énormément de mal à faire passer de temps en temps un dessin au lieu d’une reprise de dépêche AFP. « Un dessin peut être fédérateur et faire réfléchir, ou être une pause souriante dans une actualité de plus en plus sordide. Les journalistes ont du mal à lâcher ce fil de morts, d’actu frénétique. Ils me disaient : « Il a 24 heures, ton dessin, c’est foutu. » Si on ne peut plus rire d’un sujet au-delà d’une journée, c’est triste.»
Coincé entre la crispation sociale grandissante et la course au profit des groupes de presse, le dessinateur est peu à peu poussé hors des colonnes des journaux. On réduit son dessin (dans Le Monde), on ne le remplace pas lorsqu’il disparaît (dans Le Figaro), on lui demande de ne pas caricaturer de people par crainte des procès (dans L’Echo des Savanes), on lui demande de travailler bénévolement (là, les noms vous surprendraient...).
La Toile apparaît comme leur dernier espace de liberté. La quasi totalité des dessinateurs ont un site personnel. Dans ce book mâtiné de journal intime, ils présentent leurs travaux publiés. Mais aussi « le dessin auquel vous avez échappé », ces oeuvres qui ne passeraient pas le filtre de la ligne éditoriale. Comme les rédacteurs, les dessinateurs acceptent de suivre la ligne du journal qui les emploie et adaptent leurs dessins au lectorat visé. Mais qu’ils dessinent dans des médias classés à gauche, à droite, voire aux extrémités de l’échiquier politique, les dessinateurs interrogés partagent une charte tacite : dessiner en respectant leurs convictions propres mais dessiner ce qu’ils veulent, comme ils veulent. Quel que soit le journal qui les embauche.
Jeu de mot, choc visuel, le dessin semblait avoir tous les atouts pour profiter de la viralité des réseaux sociaux. Mais le dessin, comme tout, subit les effets de mode, l’humour a changé de forme. L’image mobile a remplacé l’image fixe et s’impose partout. Christian Delporte, historien de l’image, est très clair : « Le dessin de presse pour le jeune internaute, c’est comme un film muet en noir et blanc.» Etrange et pas drôle. Et il y a de moins en moins de dessins dans les journaux.
Pour Antonelli, la recrudescence d’expositions consacrées au dessin de presse dans les muséesest le signe de sa mort imminente. On peut y voir le contraire : la reconnaissance d’un art longtemps minoré. Qu'il revienne enfin en grâce pour ce qu’il a de précieux : son engagement, son intelligence, son énergie, son aptitude à illustrer l’air du temps et les folies humaines.