Hier dans la nuit, deux hommes sont morts. Bien sûr, en réalité, bien plus sont décédés : des dizaines de malades dans des hôpitaux aux quatre coins du monde, de malheureux passants qui ont pris un coup de couteau dans le ventre pour une clope refusée, des gars beurrés qui se sont enroulés autour d'un platane, des enfants qui ont reçu une rafale en pleine tête parce qu'ils avaient le malheur d'être nés quelque part en Afrique ou au Moyen Orient, et même des pilotes et une hôtesse de l'air... Mais on a parlé (presque uniquement) de ces deux-là, parce qu'ils étaient riches et célèbres et avaient beaucoup d'amis et de relations encore plus riches et célèbres qu'eux : Oscar de La Renta et Christophe de Margerie.
Bizarrement, alors que j'aurais naturellement dû être plus touchée par le décès du premier, c'est la mort du deuxième qui m'a marquée. Pourquoi ? Parce que, outre le fait qu'Oscar de La Renta était très malade depuis 2006 et que cette annonce ne m'a pas surprise, je sais que ses robes lui survivront. Pour moi, il n'est pas mort, puisqu'il a créé de la beauté. Il laisse une trace lumineuse.
La mort de Christophe de Margerie est bien différente. Je le connaissais (pas personnellement, hein) car plusieurs membres de ma famille travaillent dans le pétrole et dans ce milieu-là, tu ne connais qu'un seul nom : celui du patron de Total, qu'un seul chiffre, le prix du baril, (oui, oui, à une époque, je le connaissais par coeur) et qu'une seule géographie, celle des pays qui ont des réserves de pétrole, que tu sais même classer par ordre de grandeur de la dite réserve. Cette mort m'a fait réfléchir à plein de choses. Ce qu'on est et ce qu'on fait de notre vie, le hiatus qu'il peut y avoir entre la personne et son travail, la façon dont des gens bien font un job pas toujours chouette et en même temps, c'est facile de juger quand on vit dans une société qui ne pense plus sans bagnole, ni électricité...
Ca m'a fait réfléchir aussi aux liens qui unissent politiques et chefs d'entreprise, si longtemps niés par les premiers alors même que le compte twitter de l'Elysée gazouillait lundi, de 8 h du mat'à minuit "@fhollande inaugure la fondation Louis Vuitton", avec des vine et tout, pour un peu, on avait des gif et des smileys. Ces liens nécessaires, bien sûr, on n'est pas des bisounours, mais si farouchement niés. Et à 5 heures du matin, le fantôme de Christophe de Margerie arrive, il s'installe entre les journalistes, les politiques, la majorité des Français qui ignorait totalement (c'est le cas de le dire!) son existence et il vient rappeler que "Hé oui, les gars, la politique, je la pratique et mieux que le président de la République. Je cause à Poutine, j'ai plus de succursales en Afrique que le Quai d'Orsay."
Et surtout, je fascine. Parce que j'ai un look. Et cette réflexion est bien moins superficielle qu'elle n'en a l'air. Si les médias ont parlé de Margerie en long, en large et en travers, c'est aussi à cause de son style. Toutes les rédactions le connaissaient, le patron surnommé Big Moustache. Lui et Lagardère sont les deux emblèmes opposés et clairement identifiables de l'entreprise, cette bulle volatile et grise pleine de gens aux têtes interchangeables : mine sérieuse, costume sombre, cheveux courts mais pas trop, cravate marine ou grise, tempes poivre et sel, menton bien rasé. Je serai incapable de décrire François Pinault, Henri Proglio ou Martin Bouygues (Bernard Arnault, oui, mais c'est juste parce que je ne l'aime pas).
Christophe de Margerie, il avait des moustaches de grenadier qui faisaient sourire tout Paris. Rasez-le et il n'en reste plus rien de remarquable ni surtout de télégénique. Il aurait fait deux entrefilets, sauf dans les journaux économiques. Les médias français "sérieux" ont beau mépriser la mode et le style, ils adorent les clients "lookés". Il leur faut des gueules, des vraies, ravinées, coquettes, grotesque ou extravagantes mais il faut qu'elles soient remarquables.
Remarquable, l'homme l'était certainement, comme Oscar de la Renta et comme des milliers d'inconnus dont on ne parle pas. Bien sûr, on ne peut pas parler de tout le monde... mais si j'ai un conseil à donner aux patrons du CAC 40 qui rêvent d'un vibrant éloge médiatique, c'est de se laisser pousser la moustache / les favoris / l'impériale / les cheveux.
Rappelez-vous Steve Jobs et son pull noir, devenu un emblème du style normcore.
Moustache mise à part, Margerie fascinait aussi parce qu'il était "atypique" et ces invraisemblables balais brosse fixés sous son nez n'étaient que le témoignage d'un caractère indépendant. Si les PDG étaient moins formatés, ils auraient peut-être des styles plus personnels. Il était aussi très humain, un point commun, semble-t-il, avec Oscar de la Renta. Le travail de Margerie a certainement mille fois plus influencé notre quotidien que celui de la Renta mais je ne sais pas si, contrairement au travail du couturier, il lui survivra.
Reposez en paix, Messieurs. Je vais me coucher avec ces robes enflammées dans la tête.