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Channel: Le Cas Stelda - blog mode et chroniques
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Toi aussi, pousse ton caddy en Chanel

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On se demande toujours ce que Karl va inventer pour réinventer le concept de défilé. Comme il devient un peu fastidieux de redessiner le tweed, le camélia et les perlouses à longueur de saisons, il faut customiser la forme. Quitte à noyer un peu le fond.
Comment lui en vouloir ? Karl Lagerfeld est styliste depuis 1983 chez Chanel. 30 ans, soit 120 collections sans parler des croisières, des pré-trucs et des capsules. Y a un moment, on a beau triturer le camélia sous toutes les coutures, ça reste un camélia. Sauf à passer aux roses ou à la violette (mais ce serait trahir Chanel), difficile d'en faire autre chose.

Alors, depuis 2008, les décors des défilés ont pris de plus en plus de place (comme ils se tiennent sous la grande verrière du Grand Palais, c'est vrai qu'il vaut mieux meubler sinon ça résonne quand une mannequin renifle). Pour son dernier show, Karlo a eu LE coup de génie. Il a beau avoir 80 ans, il a l'esprit plus vif que bien des jeunots sortants du CELSA, la goutte de lait au nez. Il n'ignore rien des principes de la communication et il maîtrise l'art du buzz au-delà de l'imaginable.

Il a transformé le Grand Palais en Auchan(el).





On va faire jaser. On va épater la bourgeoise. Carton plein. C'a ébouriffé les invités. La moitié d'entre eux  n'ont jamais mis les pieds dans un supermarché de leur vie (Karl lui-même l'a dit sans honte), quant à l'autre moitié, elle n'avouera pas, même sous la torture, traîner ses New Balances dans des zones si prolétariennes. C'était donc l'ébahissement garanti. "On a l'exotisme qu'on mérite", m'a dit Joséphine Douet. Elle a raison, la preuve : moi qui traîne prosaïquement mes Minelli au Lidl du coin, je ne suis pas près de m'extasier sur un paquet de coquillettes, avec ou sans double C (je suis une grande blasée, j'avoue).


C'a considérablement énervé la blogueuse Vive la rose et le lilas. Et bien d'autres twittos, comme le rapporte L'Express. Personnellement, j'ai d'abord grincé des dents. 






Puis j'ai oscillé tout l'après-midi entre l'admiration et l'exaspération.

Admiration :


  1. Pour le coup de bluf : fallait quand même oser et ç'a fonctionné. Tout le monde en parle. On en oublie (presque) les McDo douteux de Moschino qui semblent très petit bras à côté des hôtesses Chanel déguisées en caissières Lidl.
  2. Pour le travail de l'équipe Chanel, qui a revisité chaque produit avec des jeux de mots façon Monop' : les Cocoquillettes, le Noeuf de Chanel, etc
  3. Pour la franchise de Karl qui a dit : "On a fait la galerie d’art la dernière fois, ce qui est un supermarché pour les riches, là, on a fait le vrai supermarché"
  4. Pour le souci du détail : les invités assis sur des cartons, les caisses enregistreuses à l'entrée... tout y était.





Exaspération :

  1. Devant les dizaines de photos du décor qui tournaient en boucle sur Internet et le peu de cas qu'on a fait de la collection.
  2.  Devant les tweets enthousiastes de certaines rédactions : "oh, c'est cute!!!" Non, c'est pas cute, putain, c'est le pire de mon quotidien. Et tu vois, chérie, avec mon salaire plus proche du RSA que des cachets de Caunes, j'en bouffe toute la semaine des coquillettes. Pas envie de les retrouver sous le Grand Palais.  Quant aux véritables caissières qui se cassent le dos  à bouger les palettes chez Lidl, je ne sais pas si elles ont goûté l'hommage.
  3. Devant la laideur du décor : y en a qui ont trouvé ça graphique. Je n'y vois qu'une marée de "trop". Trop de bouffe, trop de podiums, trop de choses jetées. Il faut être un grand psychopathe pour trouver ça Pop Art. Qui peut trouver des kilomètres de petits pois poétiques ? Bon, les bouteilles de limonade, passe encore. Mais les gants Mappa ?!
  4. Devant l'hystérie des fans de Chanel : "moi aussi, je veux faire mes courses dans un supermarché Chanel!" Y en une qui doit faire des roulés-boulés dans sa tombe. Vas-y, cocotte, on ne risque pas de se croiser à la caisse.
  5. Devant le manque de recul des médias qui ne voient pas (ou ne veulent pas dire) que Karl se moque de nos snobismes : il assume ouvertement être un épicier (il l'a toujours dit : ce qui passe chez lui pour de la prétention est une grande lucidité). Rien que pour ça, bravo. Peu de directeurs artistiques osent l'admettre. Ca doit le faire hurler de rire, une telle veulerie. 

Et pourtant... je remercie Karl qui nous fait réagir. Quand on y regarde de plus près, au-delà de la taille (la grande verrière mesure 13 000 mètres carrés, un supermarché en fait 17 000), la mise en parallèle est évidente. Le luxe est devenu une gigantesque droguerie, un immense supermarché privé. Au Brésil, par exemple, un centre commercial de luxe a beaucoup fait jaser. Les ménagères de plus ou moins 50 ans venaient y faire leurs courses en hélico. Elles y trouvaient tout ce qui leur est indispensable : de la robe de cocktail Dior à la Ferrari en passant par un bon coiffeur ou du thé. A Londres, Vuitton  a ouvert un bar à sacs : Lagerfeld a raison, certaines vont choisir leurs sacs à 10 000 euros comme nous on va choisir nos pâtes (personnellement, ça me saoule tellement d'errer entre 54 variétés de nouilles que c'est pour ça que je me cantonne à Lidl ou Monop' : y a 2 variétés et ça m'angoisse déjà) ou on boit un demi. Le fossé ne se comble jamais entre riches et pauvres. Ce sont deux mondes différents et ce n'est pas qu'une question d'argent. C'est un état d'esprit. Tant qu'on oublie que d'autres vivent complètement différemment de nous, ou qu'on pensera qu'un objet n'a de valeur que marchande, on continuera à avoir les exotismes qu'on peut. Je me demande si Rihanna, enfant, rêvait devant les épiceries.


Comme le défilé clochards de Galliano, ce défilé Chanel est un portrait sociétal à la Dorian Gray.

Un magnifique révélateur du modèle actuel de la consommation en général et de la mode en particulier. 







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